Présentation détaillée du projet
D’UNE RIVE À L'AUTRE
La question n'est pas de savoir si l'on souhaite ou pas devenir "civilisé".
Nous n'avons plus le choix.
La vraie question est de savoir comment ne pas se perdre en chemin.
Albert Kawa Milsud, 65 ans, amérindien Wayãpi, originaire de Camopi
À 7000 kilomètres de Paris, sur une terre guyanaise oubliée, qui porte pourtant les exploits européens de la conquête spatiale, se joue dans un silence assourdissant un drame récurrent, indigne d’un pays moderne.
Des amérindiens, pour la plupart des adolescents, parfois des enfants, se donnent la mort, au point que l’ont peut parler sans exagération « d’épidémie de suicides ». Ce taux de suicide, incroyablement élevé, dépasserait de plus de 15 à 20 fois celui relevé dans l’Hexagone.
Cette situation n’est pas nouvelle, elle est la réplique d’un vieux problème de l’histoire du monde. Celui de la « rencontre » irrésistible et profondément inégale, d’une société forte et dominante avec une société affaiblie et dominée.
Les causes profondes du malaise des Amérindiens de Guyane sont multiples : le choc culturel et donc la perte des repères traditionnels, de l’estime de soi, de sa culture et de sa langue ; l’isolement ; l’école républicaine qui remplace « l’enseignement traditionnel » et qui rompt les liens d’avec les ainés et leurs savoirs ; la séparation familiale très jeune (à partir de 10 ans) pour étudier au collège ou au lycée; le chômage et le stress socio-économique ; des aides sociales (RMI, CAF…) qui bouleversent les fondements de leur organisation sociétale ; le racisme des populations environnantes ; la présence des orpailleurs brésiliens sur leur territoire et responsables de problèmes environnementaux, de maladies, de violences, drogues et prostitution… Prises en étau entre un monde occidental de plus en plus présent et un monde autochtone fragilisé, de nombreux spécialistes sont d’accord pour dire qu’il n’est pas sûr que les cultures amérindiennes puissent y survivre.
Les populations amérindiennes de Guyane, département français, comptent moins de 10.000 individus, comptant 6 ethnies. Elles sont principalement implantées le long du littoral et le long des fleuves Maroni et Oyapock qui délimitent respectivement la frontière avec le Surinam et le Brésil. Traverser le fleuve c’est aller ailleurs, chez l’autre. Mais c’est aussi quitter son monde pour aller vers un autre monde, par envie ou nécessité.
Aujourd’hui les amérindiens sont à un moment charnière de leur histoire et doivent donc entreprendre cette traversée pour atteindre l’autre rive et ainsi intégrer cet autre monde « moderne et développé », plus imposé que choisi. Qu’emporteront-ils avec eux ? Que garderont-ils de leur identité, de leur culture, de leur savoir, de leur mémoire collective ?
Est-ce possible d’être à la fois amérindien ET français ?
Le but de mon projet n’est certainement pas d’opposer un monde à un autre, de dire que le monde d’hier était mieux que celui d’aujourd’hui, d’exalter le monde amérindien et décrier le monde occidental (ou inversement)… mais plutôt de faire naître une réflexion sur ces changements et bouleversements que l’humanité a toujours vécu. Les cultures, les langues, les identités et les sociétés, si petites soient elles ont toujours « évolué » et se sont toujours construites avec ou contre « l’autre ».
Pour montrer et évoquer ce passage « d’une rive à l’autre » je ferai appel aux deux disciplines qui caractérisent mon travail depuis toujours : la photographie et le témoignage.
En effet, même si le kalimbé (pagne/cache sexe) semble peu à peu tomber en désuétude, il n’est pas rare de voir régulièrement les hommes, ou les femmes, passer du costume traditionnel à la mode vestimentaire occidentale sans raison apparente.
Cela m’a donné l’idée de montrer et d’évoquer ce passage « d’une rive à l’autre » en demandant à ceux qui le souhaitaient, de poser dans les deux tenues vestimentaires afin de les mettre en parallèle sous forme de diptyques, et pouvoir déceler dans les regards, les expressions, les gestes, les positions… combien finalement des apports extérieurs peuvent influencer un comportement, une attitude, un état d’être.
J'ai été surpris de voir mes photos.
Je me suis vu en double, comme si j'avais un jumeau.
L'un occidental et l'autre amérindien.
Je suis sans doute l'un et l'autre...
Ou peut-être ne suis-je, aujourd'hui, ni l'un ni l'autre.
Thierry Timoya Jean-Baptiste, 31 ans,
amérindien wayãpi, originaire de Camopi
Les premiers résultats ont beaucoup troublé et interrogé les protagonistes eux-mêmes et, très naturellement, les ont amenés à se poser beaucoup de questions sur leur propre identité ce qui, d’une certaine manière, était le but recherché.
Les témoignages des personnes photographiées, ont été enregistrés en français ou en langue teko, wayampi ou wayana (pour ceux qui ne maitrisaient pas suffisamment bien la langue française), puis retranscris en français. Chaque témoignage aborde un moment clé de la vie de la personne où, de façon consciente ou pas, celle-ci évoque ce passage « d’une rive à l’autre ».
Mon pays c'est l'Amazonie.
Souvent je repars en forêt sur les traces de mes ancêtres, pour rêver.
Rêver mon monde à moi...
Rêver encore un peu.
Aïmawale Opoya, 42 ans,
amériendien wayana, originaire du village de Tahluwen
Comme dans un puzzle, la somme des portraits (27 diptyques) et des 22 témoignages finiront par dessiner l’image d’un monde en mouvement, d’une culture en mutation, faite de peurs et d’angoisses, mais aussi de rêves et de perspectives d’avenir…
Parce que universelle, ce livre nous amènera tous, sans doute, à nous interroger aussi sur notre propre identité.
Depuis 2013, plusieurs voyages de plusieurs mois chacun ont été nécessaires afin de mieux comprendre la situation dans laquelle les amérindiens tentent de trouver leur place, mais aussi pour prendre le temps de créer des liens de confiance privilégiés avec la population, sans lesquels il m’aurait été impossible de réaliser le travail photographique et celui de retranscription de témoignages. Pour ce faire j’ai travaillé dans deux villages : Camopi sur le fleuve Oyapock, territoire teko et wayampi, et Tahluwen, sur le fleuve Maroni, territoire Wayana.
"Mon frère, c’est à toi que je parle aujourd’hui.
Ces mots sont pour toi, je veux que tu m’écoutes. Je pleure quand je pense à toi.
Je t’ai vu naître et je t’ai vu grandir. Nous étions toujours ensemble, on faisait les choses ensemble, mais maintenant tu n’es plus avec moi, je t’ai perdu petit frère. Maman et papa pleurent pour toi, ils espèrent toujours te voir revenir auprès d’eux. Ils se demandent pourquoi tu ne viens jamais nous rendre visite dans nos rêves ? Peut-être essaies-tu de revenir jusqu’à nous, mais c’est trop tard. Tu as voulu traverser le chemin et tu es parti de l’autre coté, c’est pourquoi tu n’es plus avec nous. Ton esprit est sans doute parti ailleurs pour ne pas venir nous embêter.
Pourquoi as-tu fait ça ? ... "
(Extrait de la lettre de Landry dédié à son jeune frère )
Landry Yaito Jean-Baptiste, 25 ans,
amérindien wayãpi, originaire de Camopi
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