Voici en exclusivité un chapitre achevé, celui qui est consacré à Claude Nougaro. Vos remarques et critiques seront la bienvenue.

Nougaro au « Solennel Solesmes »

(1929-2004)

« Enclin au mysticisme sauvage », Claude Nougaro écrit dans sa chanson « Plume d'ange » :

A midi les anges mangent

Sur la nappe de l'azur

La resplendissante orange

Du soleil bien mûr...

Il sait de quoi il parle. Comme tant d'autres, il est à la fois athée et irrésistiblement attiré par cette mystique fascinante, « plus agnostique que catholique », estime un de ses biographes, Jacques Barbot. Il ment souvent, mais se trahit encore plus souvent. La religion le trouble. « J'ai retrouvé cette souplesse que donne la foi » jette-t-il sans autre explication, un jour, comme ça, dans ses écrits intimes.

Confond-il croyance et simple curiosité ? Pour en avoir le cœur net, après sa prestation à l'Olympia du 28 janvier au 16 février 1992, Claude Nougaro part en tournée en France et décide d'effectuer une retraite à l'abbaye de Solesmes. Il a 62 ans. « Cela fait déjà un certain temps qu'il y pense », témoigne sa fille Théa (1). « Non pas pour se rapprocher d'un Dieu mais parce qu'elle est réputée pour ses chants grégoriens somptueux […] Il souhaite se retirer et écrire. »

Le 1er mars 1992, il s'y rend en voiture. Sa femme Hélène le dépose à l'entrée du monastère. Comme le veut la tradition, il est accueilli par le père hôtelier et passe une première nuit dans l'imposante abbaye. « Je suis dans une chambrette jaune, table, lit étroit et derrière une paroi, le lavabo. Clé, 32 gravé sur une rondelle de cuir. »

Claude Nougaro découvre les lieux. « J'ai assisté à mon premier office, de Sexte, avant le repas au réfectoire. » Il observe l'assemblée. Les moines mangent en silence, pendant la lecture, et le Père-Abbé est assis seul à une table. Au menu : soupe aux légumes, jambon blanc et pâtes. Le maître des lieux vient saluer le chanteur, « croyant que j'arrivais de Toulouse. » Puis à nouveau la messe. Puis les premières réticences. Nougaro fuit les vêpres et le repas suivant.

De sa chambre, il voit une partie du parc et écoute « des gazouillis d'oiseaux, des ronflements motorisés de la route voisine. » Il visite, fait le tour de l'abbaye, traverse le pont « sur une rivière molle et verte », parle grégorien et plain-chant avec le père hôtelier et lit « Dieu en questions » de André Frossard. L'académicien est un connaisseur. Il est venu ici, entre ses hauts murs dominant la Sarthe, avant Nougaro.

Claude compte rester jusqu'au dimanche suivant. Le père hôtelier, habitué à la psychologie des hôtes, a bien tenté de le rassurer, mais en vain. « Il savait que le premier jour pouvait démoraliser. Mais après, paraît-il tout doit respirer un sentiment nouveau, une espèce de communion avec l'esprit des lieux. » Raté !

Le 2 mars, Claude Nougaro se lève à huit heures et va prendre son petit-déjeuner au café du village. Il assiste tout de même à la messe de 9 h 45. « Je n'en mène pas large, l'âme dans de bien petits souliers. » Il déjeune et commence sérieusement à cogiter. « Alors je décampe ou pas ? » Quelque chose ne va pas. « Je me sens complètement étranger à cette croisière mystique […] Je ne suis pas fait pour la Cène.» Il l'avait déjà dit à une autre occasion : « La foi est plus belle que Dieu. » Sa conviction se confirme. « Détaler ou rester enclos jusqu'à dimanche. » L'homme se débat, cherche des arguments pour rester - « se mettre à prier à tour de bras en croix ? » -, en trouve d'autres pour partir. « Jésus est un rabat-joie fêté par des funèbres. » Théa, Nougaro confirme : « Les chants grégoriens finalement décevants ne firent que renforcer l'austérité présente. » Et de conclure : « Il rentra sans finalement avoir écrit un mot mais en ayant fait malgré lui une cure diététique express ! » Après « quelques conversations extrêmement intéressantes sur les cent cinquante psaumes de l'Ancien Testament, les origines du chant grégorien et le plain-chant, papa se décide à réserver un billet retour pour le lendemain. »

Deux jours après son arrivée, il s'enfuit comme un voleur. « Dehors l'attend la lumière, la vraie, celle qui jaillit de la source de sa création artistique : sa « voix » de salut » écrit son ami Alain Wodrascka. Nougaro traverse la rue, entre dans l'hôtel, demande les horaires de train. Il culpabilise encore un peu. « Dieu voit tout et rit sous cape. » Finalement, il quitte ce qu'il appelle « solennel Solesmes » sans regrets. « Le taxi vient me prendre demain à 12 h 45. Alea jacta est. » A 14 h 24, gare du Mans, il disparaît dans le TGV, « sous le beau temps sarthien »... Il prend un avion à Orly...

« J'aurais aimé vivre ici comme un Toulouse-Lautrec au bordel, et peindre les moines qui sont extraordinairement picturaux. » Mais il a un nouvel album sur le feu, et New York l'attend encore...

L'expérience s'achève là. Il n'y en aura pas d'autres. Dieu n'était pas au rendez-vous. « Je ne sens que l'art » conclut-il. « Je ne me situe pas entre ce Dieu totalitaire et ces bizarres serviteurs. »

Dans « Nougaro au fil des mots » (2), le journaliste Jacques Hébert raconte comment il devenu l'ami du chanteur, le jour de sa première visite chez lui. Il lui fait écouter l'étonnante homélie d'un curé sur son poème « Armé d'amour » enregistré le jour de son mariage. Un invité lit le texte. Le prêtre écoute, analyse, réfléchit et y voit un texte « basé sur le thème de la résurrection. » Mais il a un doute. « Claude Nougaro ne pensait peut-être pas à cela, je l'ignore » dit-il aux fidèles. L'effet est saisissant. « Nougaro devient livide et va s'asseoir dans un fauteuil-club, tout en restant très à l'écoute », observe Jacques Hébert. « Il a tout compris, c'est étonnant », s'exclame Nougaro. « C'est le seul qui a trouvé le thème du texte […] Effectivement, c'est la résurrection. C'est incroyable ce que vous m'avez fait entendre. » Cet événement, dans l'appartement de Nougaro, a lieu une semaine, tout au plus, avant sa retraite à Solesmes. Est-ce une coïncidence ?

Un jour, Jacques Hébert lui demande : « Avec qui aimerais-tu passer une soirée ? » Nougaro répond sans hésitation : « Avec Dieu. Je n'ai rien à lui dire de particulier. Mais lui, je l'écouterais avec respect. » Décidément...

Un vitrail signé Nougaro

« Dieu ne me parvient pas , servi par ses professionnels, ses spécialistes » disait Claude Nougaro à propos des moines de Solesmes. Mais d'autres voix lui parlent, obsédantes. Sinon, pourquoi revient-il ainsi tourner autour des lieux saints à la moindre occasion ?

En 1996, Stéphane Arrondeau, spécialiste du vitrail, enseigne à La Ferté-Bernard. Avec ses élèves, il veut passer de la théorie à la pratique. Autrement dit, il veut, avec eux, transformer une église dépourvue de vitraux en patchwork coloré. L'église de La Bosse est dans ce cas : belle avec ses dix ouvertures romanes et gothiques, ses meneaux et ses lancettes, mais sans arc-en-ciel de lumière. Il n'y a entre ses murs que de vulgaires carreaux sans âme.

L'idée est généreuse, mais le portefeuille de Stéphane Arrondeau bien vide ! Heureusement pour lui, son projet rencontre un écho favorable. Les bourses se délient. Celles des établissements scolaires, de La Ferté-Bernard, de La Bosse, première intéressée, et celle du Conseil Général de la Sarthe. Les élèves peuvent se mettre au travail et vivre une belle aventure, du dessin au montage final.

Stéphane Arrondeau, malgré tout, ne se satisfait pas de cette première victoire. Il veut un souffle créatif prestigieux, quelque chose qui marque les esprits. Il est fan de Claude Nougaro depuis l'âge de douze ans. Il pense à lui. Pourquoi à lui ? Parce qu'il sait que le chanteur n'est pas seulement chanteur. Il dessine aussi. Dans son ouvrage décousu « L'Ivre d'images », il n'exerce pas seulement sa plume, il y glisse également, ça et là, des dessins à la manière de Cocteau. A tout hasard, Stéphane Arrondeau lui envoie un message comme on jette une bouteille à la mer, sans grand espoir de retour. Mais, comme dirait l'autre, ça ne mange pas de pain, on ne sait jamais, qui n'essaie rien n'a rien...

Un jour, le téléphone sonne. « Allô, ici c'est Nougaro ! » Stupeur du professeur. Il se ressaisit vite et les deux hommes entament une conversation passionnée sur le projet. Stéphane Arrondeau lui demande s'il accepterait de dessiner un des vitraux. Nougaro est d'accord, « mais tempère » raconte Stéphane Arrondeau au Maine Libre. « Est ce que ça va avoir un sens ? » demande le chanteur. Stéphane Arrondeau répond qu'il connaît « son œuvre et l'importance de son questionnement sur la religion. » Ils tombent d'accord pour un arbre de vie.

Quelques temps plus tard, un courrier arrive : « Ami Stéphane, je vous souhaite de voir dans vos verres, la lumière que je mets dans mes vers.» Signé : Claude Nougaro. Les élèves réalisent le vitrail et, suprême récompense, vont voir Claude Nougaro en concert au Mans, en 2001. Des difficultés rencontrées avec les Bâtiments de France retardent le chantier. Finalement, après une première période de travaux en 2006, le chantier continue en 2010, puis s'arrête à nouveau, faute de moyens. Claude Nougaro n'a pas la possibilité de voir le résultat de son œuvre. Il quitte ce monde le 4 mars 2004 à 74 ans, victime d'un cancer du pancréas. Le jour de l'enterrement à Notre-dame de Paris, Mgr Patrick Jacquin, recteur et archiprêtre, révèle que, demeurant près de la cathédrale, le chanteur avait installé chez lui un miroir lui permettant de la voir.

En mars 2012, Hélène, sa femme, vient visiter l'église. Le sentiment d'inachevé qui règne dans cette église la désole. Quelques jours plus tard, elle envoie un chèque, accompagné d'un deuxième, signé d'un ami de Claude Nougaro. L'église peut enfin resplendir !

Du nord au sud de la Sarthe, le Toulousain a laissé sa marque, écrite à Solesmes, picturale à La Bosse. Pour l'éternité ?

(1) « J'entends encore l'écho de la voix de papa », Théa Nougaro, Flammarion, 2014.

(2) Éditions Ouest-France, 2014.

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