Si les Sept de Champagne est avant tout un travail photographique, la littérature (médiévale) est au coeur du sujet. Il m'a paru important de faire préfacer l'ouvrage pour parachever son édition. Une préface est à la fois une introduction et une explication au livre. Elle est tout à fait personnelle au préfacier et apporte tant un éclairage qu'un "parrainage". Emmanuel Godo, auteur, chercheur et poète, m'a fait l'honneur et l'amitié d'apporter cette préface que je publie ici in extenso. Ici, le désert, cette chance « Ainsi marcherons-nous sur les ruines d’un ciel immense, Le site au loin s’accomplira Comme un destin dans la vive lumière » (Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, « L’orangerie ») C’est ici mais ce n’est plus tout à fait ici. C’est ici mais vu comme un ailleurs. Sous une lumière, une découpe, à une distance telles que la certitude du paysage s’abolit. Bien sûr, je peux toujours me raccrocher à un savoir, rabattre l’étrangeté dans le champ du connu. Je peux reconnaître un hangar, un corps de ferme, une cimetière, des labours, des pylônes, des silos… Il n’est pas question pour l’artiste de jeter un voile sur la prose du monde, sur ce qu’on appellera le réel, l’ordinaire, le prosaïque, le trivial, même, si on a besoin de recourir à ces termes. C’est ici que cela se passe. Et s’il nous vient le désir de parler d’ailleurs, ce n’est pas par ennui ou par dégoût de ce monde en prose où nous vivons. L’artiste ne nous dit pas que la vraie vie est ailleurs. Mais qu’il y a ici, dans l’ici même, comme une réserve d’ailleurs qu’on ne sait pas toujours voir. Ce n’est pas qu’il voie mieux que les autres, non, il n’a pas cet empressement que les artistes ont parfois de nous rouvrir les yeux sur des beautés que nous serions supposés ne pas voir. Au contraire, il voit plutôt moins que les autres. Et ses photographies, un œil négligent les dirait surexposées, incomplètes, prises trop tôt ou trop tard, ignorantes des règles avec lesquelles on juge ce qui est spectaculaire, réussi, beau. Pourtant c’est ici, là maintenant, dans le trop tôt ou le trop tard, dans l’incomplétude apparente, dans la mauvaise lumière, dans l’indéfinition de ce qui fait le sujet exact du cliché, que se joue tout l’art d’Arnaud Pagnier. C’est de cette manière qu’il fait advenir, dans l’ici même, dans ces lieux ou ces espaces qu’on croit connaître, quelque chose qu’on n’y voyait pas, qu’on n’y a jamais vu. Le commencement d’une féerie. Un mirage comme en ont les voyageurs, paraît-il, dans le désert. Des signes mystérieux tracés sur la terre aride et en attente d’un déchiffrement. Un vestige d’héroïsme. Le romanesque diffus de possibles quêtes. Un prélude à des légendes qui demeurent à écrire. Le photographe n’en dira pas davantage. Il se méfie des fausses promesses que l’art fait parfois, par paresse ou par imprudence. Le clairon des dévoilements, les slogans et les formules : pas de ça, ici. L’art d’Arnaud Pagnier nous conduit en un lieu très fragile, à la pointe de l’apparition et de l’effacement, où la désolation pourrait se mettre à espérer, où la disparition pourrait se faire seuil. Cet art est, d’ailleurs, tout sauf nostalgique. Il ne nous propose pas l’émerveillement des traces, il ne nous dit pas : regardez et rêvez. C’est à une pensée qu’il nous amène plutôt qu’à un songe ou à une rêverie. Une pensée fécondée par l’expérience de désorientation qu’il nous donne à vivre, dans cet avant ou cet au-delà du paysage, quand nous ne savons plus très bien où nous sommes ni ce que nous regardons. L’art d’Arnaud Pagnier ne nous dit pas que nous habitons le mauvais monde. Il nous dit – mais avec quelle intensité de silence, sans avoir justement à nous le dire, ce qui est la marque de l’art vrai –, il nous dit que cet ici n’est pas réductible aux significations appauvries et dérisoires dont on l’assomme dans les discours : ruralité, enlaidissement du monde, agriculture intensive, rentabilité, production… Les mots dont le présent se sert ne sont pas les bons. Les textes de Villehardouin, Chrétien de Troyes, Gace…, dans une langue que nous comprenons mal, une langue lointaine et pourtant familière, sont mieux à même de dire ce qu’est cet ici. Ils ne sont pas anachroniques, ni passés ni dépassés : ils disent le poignant de l’aventure humaine, cette marche à l’aveugle dans l’incertitude des temps, cette étrange confiance dont les hommes s’arment pour ne pas crier d’effroi devant les preuves accumulées du désastre. Dans l’ici, ils laissent entrevoir un toujours qui n’est pas un regret mais la conviction qu’un chemin existe. Les silos sont bel et bien des silos mais, dans le presque éblouissement de la trop grande lumière, ils se mettent à ressembler à des citadelles, au krach des chevaliers tout là-bas dans cette Terre qu’on disait sainte ou promise. Et ces runes sur la terre sèche, on pourra toujours dire que ce sont des traces laissées par les pneus d’un tracteur, il nous vient le désir de les comprendre et de les interpréter comme des choses de très grande importance pour nous. Comme ces lions, ces statues de soldat, de sainte, d’ange, on pourra toujours couper court et affirmer qu’ils ne sont que des empreintes, perdues dans le présent, d’une sacralité en voie de désuétude. Arnaud Pagnier n’en surévalue pas l’oracle mais il atteste, par son art, qu’elles sont toujours là, qu’elles n’ont pas fini de hanter les hommes et que le désert est toujours moins loin de nous que nous le croyons. Nous sommes saturés, dans le monde actuel, d’images toutes plus bavardes les unes que les autres. Et rien de plus bavard que les images mortes, inertes, qui ne font que redoubler pour le paraphraser ce que nous savons déjà. Les photographies d’Arnaud Pagnier ne sont ni des images dont on posséderait la légende, ni des incitations au bavardage. On est frappé – et, je dois l’avouer, bouleversé – par l’extrême exigence de cet art. Il nous mène, sans brusquerie, sans aucune once d’impatience, à l’endroit où les significations se troublent et où, de ce trouble, renaissent en nous des désirs et des appels. Désirs d’une vie requalifiée, reprenant conscience que le lointain est ici, que l’ailleurs commence à portée de regard. Appels à mettre dans nos vies la lumière des mots justes. Nous avons, chacun où nous sommes, la clé du sursaut, poétique et moral, dont les photographies d’Arnaud Pagnier nous redonnent l’idée. Que ferons-nous de ce sursaut, quelle forme lui donnera-t-on ? Ce n’est pas la moindre des probités de cet art que de ne pas nous priver de notre responsabilité. Car rien n’est écrit d’avance. Ce n’est pas du passé que viendra le salut mais du sérieux avec lequel, tout à l’heure, demain, dans vingt ou cent ans d’ici, nous répondrons à cette réserve de splendeur que l’artiste nous laisse deviner dans cet ici que nous regardons mal quand nous lui imposons une netteté et des calculs qui l’enferment dans un cadre proprement aveuglant. Comme on ne devrait appeler poète que l’être qui cherche ses mots, qui les appelle tout au long de sa vie en dehors de tous les usages qu’on en fait, on ne devrait appeler photographe que l’être qui cherche la justesse et la justice du voir, à côté, moins loin ou plus loin selon les nécessités, en tout cas en avant de ce qu’on croit savoir, pouvoir et devoir en matière de vue et de vision. Il n’est pas besoin de préciser qu’Arnaud Pagnier est photographe. C’est-à-dire poète. Son art œuvre à nous demander où nous habitons, dans quelle partie encombrée du monde qui nous empêche de voir le désert qui nous entoure, ici. Le désert, c’est-à-dire la chance de renouer dans nos vies avec des dangers inimaginables, des soifs, des persévérances, des mystères que, pour notre malheur, nous oublions de sentir en nous. Les photographies d’Arnaud Pagnier nous le rappelle sans tremblement, sans flottement aucun, avec une fermeté et une constance moins impérieuses que fraternelles : c’est sa manière à lui de nous venir en aide, nous qui n’en finirons jamais d’être blessés par la lumière. Emmanuel Godo
Les Sept de Champagne - photographie médiévale
Des sept poètes, prophètes et chevaliers de l'antique province de Champagne.

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